jeudi 9 janvier 2014

2014 - Le courage

Qu’est-ce que le courage pour vous ? Personnellement, j’admire ceux et celles qui font rimer ce mot avec action et constance.


Gratien Chibungiri est passé à l’action il y a 13 ans. Il faisait du commerce entre son pays, la République démocratique du Congo et les pays voisins. Jusqu’au jour où il en a eu assez de voir chez les autres des affiches de sensibilisation sur le Sida alors qu’il n’y avait rien chez lui. Il a voulu mettre fin au silence sur la maladie et a créé SOS Sida, une organisation non gouvernementale dont le travail, remarquable, jouit aujourd’hui d’une reconnaissance internationale.
Grâce à African Artists for Development qui travaille avec SOS Sida, j’ai pu rencontrer Gratien Chibungiri à Paris, en décembre. Pourquoi je le trouve courageux ? Parce qu'il se bat, année après année pour faire reculer cette maladie et accompagner ceux qui en sont atteints. Un engagement qui dépasse largement la Journée mondiale du 1er décembre. Gratien se présente ci-dessous. Et une interview suit la vidéo, pour en savoir encore un peu plus sur le  travail remarquable mené par son ONG.


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Vous avez monté SOS Sida en 2002, alors que votre formation et votre métier n’avaient, au départ, rien à voir avec la santé…
Oui, j’ai travaillé comme administrateur dans une société, puis j’ai fait du business comme importateur de produits manufacturés entre les pays à l’est du Congo (Kenya, Ouganda…) et la RDC. Dans les pays où je me rendais, on voyait partout des campagnes d’affichage, des dépliants éducatifs sur le Sida alors que dans mon pays et en particulier dans la région de Bukavu et au sud Kivu, on ne voyait pratiquement rien. Or nous étions dans un contexte propice à la propagation du virus : un pays en guerre, beaucoup de violences contre les femmes,  la misère consécutive au chaos qui régnait alors dans le pays – car la guerre de Kabila, en  1996, est arrivée après 30 ans de dictature de Mobutu, qui avait pratiquement clochardisé le pays – .  Or, dans les pays voisins, des ONG locales prenaient en charge l’information et la sensibilisation sur le VIH et j’admirais ces gens qui étaient donc capables de s’investir à leur niveau, dans leur pays, leur communauté sans attendre de l’aide venant de l’extérieur. Je me suis dit un jour que si d’autres étaient capables de ça, je devais pouvoir, moi aussi, trouver une manière de soulager la souffrance dans notre pays. Un jour, j'ai réalisé que je ne pouvais plus continuer à mener tranquillement ma petite vie sans faire quelque chose. Le Sida me paraissait une cause grave et j’ai eu envie de me lancer : voir si j’étais capable, moi aussi, d’un engagement humain pour une cause juste dans mon pays. J’ai rassemblé des amis et je leur ai parlé de mon projet. Il est devenu l'ONG SOS Sida. Et vous vous êtes formé sur les questions de santé par la suite ?
Oui. Il faut évidemment apprendre ce qui concerne la maladie elle-même. Mais cela ne suffit pas. La lutte contre le VIH Sida n’est pas un travail que l’on fait uniquement avec son intelligence. C’est un travail qu’il faut faire avec son cœur. Il faut une certaine sensibilité pour prendre soin d’un enfant contaminé par le VIH ou d’une femme qui a été violentée par des groupes armés. Ce sont d’abord des personnes qui ont besoin d’une relation humaine de qualité. Car elles se sentent marginalisées. Elles ont d’abord besoin d’être accueillies humainement, qu’elles sentent que vous avez de la considération pour elles. Et cela nous apprend des choses sur nous mêmes, sur les limites de notre humanité. C’est pus qu’une compétence intellectuelle ou sur la santé, mais aussi une compétence morale, psychologique, je dirais même spirituelle.


Le chantier était immense. Par quoi avez-vous commencé ?
D’abord la sensibilisation et l’information. Dès le point de départ, nous avons choisi de travailler auprès des populations les plus défavorisées, essentiellement les femmes, dans les milieux ruraux. Et donc nous avons commencé à travailler dans les villages, autour de la ville de Bukavu, à faire de la sensibilisation. Nous réunissions les femmes en nous appuyant sur les associations communautaires qui foisonnent au Congo. On leur donnait de l’information sur le VIH et sur les violences sexuelles. Petit à petit, les gens ont commencé à venir. Jusqu’au jour où deux femmes sont venues me voir après une réunion en me disant : « Monsieur Gratien, tu as parlé des viols et du risque de transmission du VIH lors du viol. Nous sommes dans ce cas-là, mais nous n’en avons pas parlé à nos maris. Que pouvons-nous faire ? »


Qu’avez-vous répondu ?
En vérité,  je me sentais complètement désarmé ! Je n’avais aucune réponse médicale alors. Il fallait trouver une solution. Médecins sans frontières venait d’installer deux cliniques accueillant des femmes à Bukavu et nous nous sommes tournés vers eux. C’était en 2005. Mais MSF ne travaillant pas en dehors de Bukavu, nous nous sommes cotisés et nous avons payé le transport et la prise en charge de ces femmes. Petit à petit, les femmes se confiant aux femmes, elles sont venues de plus en plus nombreuses demander de l’aide.


La situation devenait compliquée, je suppose..
Oui, car nous ne pouvions, mes amis et moi, nous cotiser sans cesse. Et il y avait ce silence des femmes à l’égard de leurs maris. La première réaction des femmes violées est de se taire car elles craignent d’être incomprises et brimées si elles s’en ouvrent en famille. Mais elles ne peuvent gérer ainsi durablement le traumatisme physique et psychologique qu’elles ont subi. Elles continuent à souffrir. Et il y a en outre risque de transmission de l’infection sous le toit familial.


La priorité était qu’elles soient soignées, mais ils fallait donc aussi qu’elles parlent. Exactement. Petit à petit, nous les encouragions à parler à leurs maris. Le fait que nous étions, à SOS Sida, une équipe mixte, nous a aidés. Les femmes violées parlaient aux femmes de SOS et lorsqu’il fallait parler au mari, la présence d’un homme permettait d’aborder plus facilement les choses. Je pouvais les aider à accepter l’événement et leur faire admettre que la femme n’était pas en faute. Or, dans notre culture, une femme qui a été violée est souvent considérée comme fautive et bannie de la communauté. « Il y a eu un malheur dans la famille. Voilà ce qui est arrivé à votre épouse. Elle n’est pas en faute, elle est la victime. Elle souffre. Maintenant, il faut gérer ça et vous pouvez l’aider. » Il fallait arriver jusqu’à l’idée que l’homme accepte, outre l’annonce, de s’impliquer dans le processus de soin, à commencer par un dépistage. Il fallait faire en sorte que la femme elle-même le dise et qu’elle se libère ainsi d’une souffrance psychologique terrible : celle du silence. Notre assistance servait à atténuer les réactions du mari et éviter sa violence. Vous voyez que cela va bien au-delà de la santé.


C’est la fameuse « approche genre » dont on parle dans le vocabulaire des ONG…
Oui, nous l’avons mise en place avant que ce terme n’apparaisse. Nous avons voulu dès le début nous occuper des femmes et intégrer les conjoints dans le processus de prise en charge et l’accompagnement de la femme violer. C’est aussi parce que nous voulions aussi aider les hommes. Il faut comprendre que les viols sont commis par des criminels qui cherchent à démanteler des communautés. Ce sont de véritables armes de guerre destinées bien sûr à violenter les femmes, mais aussi à démembrer les familles et humilier les hommes pour qu’ils ne soient plus en mesure de s’opposer aux agressions perpétrées par les groupes armés. Il ne s’agit pas seulement d’assouvir des instincts sexuels, mais d’agir selon une stratégie politique de domination. Il s’agit d’humilier un peuple pour le détruire. Au delà des femmes, tout le monde, toute la communauté devient victime car si on soigne la femme, le mari qui voit sa femme ou sa fille violée est en quelque sorte violé à son tout. Pour aider les membres de cette communauté, il faut donc restaurer la dignité de tous. C’est la raison pour laquelle, à SOS Sida, nous nous sommes petit à petit adressés aux couples.


Cela va bien plus loin que l’approche genre…
Oui. Notre travail nous a montré progressivement qu’on ne peut prétendre apporter une prise en charge véritablement efficace de la femme, s’il n’y a pas parallèlement de prise en charge de l’homme. Nous voulons également nous occuper plus des enfants atteints du Sida : orphelins, malades par transmission ou enfants nés à la suite de viols. Il est difficile de les faire accepter comme enfants adoptifs de la famille. Depuis 2010, nous avons développé le projet « Grandir », inspiré par le Sidaction français et qui est destiné à accompagné les enfants infectés par le VIH car ces derniers sont les grands oubliés de la cause du Sida. Il y a par exemple un grand problème de disponibilité des médicaments pédiatriques… Par ailleurs, les parents ont du mal à accepter la séropositivité des enfants car ils se culpabilisent d’avoir transmis la maladie et veulent inconsciemment reculer le moment de connaître le statut sérologique de leurs enfants. Il faut travailler à ce niveau-là.


On parle peu, en Europe, des progrès de la mobilisation autour du VIH sur le continent africain. On dit peu par exemple que les Africains se retroussent les manches et se prennent en charge depuis des années…
On ne parle pas assez des signes d’espoir que l’on peut relever. Et puis les gens sont parfois lassés d’entendre parler de cette maladie. Les malades eux-mêmes sont parfois fatigués. Mais ce qui est important, c’est de voir qu’une prise de conscience a eu lieu. Les gens ont conscience que le Sida est un mal et qu’il faut tout faire pour se protéger. Le comportement des gens change. Je vois les jeunes que je parviens à mobiliser. Il y a quelques années, les parents ne pouvaient pas accepter l’idée même que leurs enfants aillent écouter des informations sur le Sida. Ils voyaient ça comme un risque de tomber dans l’immoralité.


Moralité, immoralité… Ce sont des termes agités par le monde religieux… Malheureusement, nous pâtissons encore beaucoup de cela et des discours tenus par les prêcheurs dans des églises montées parfois de toute pièce… Le Sida serait un châtiment mérité des dépravés qui ont commis le mal ou la débauche. Mais nous progressons. Imaginez que notre concert du 1er décembre (Journée mondiale de lutte contre le Sida) s’est déroulé dans une salle appartenant à  l’église catholique ! Qu’un curé nous ait autorisé à organiser un événement public destiné à parler de Sida et de préservatif… qu’il ait accepté que cela se passe dans l’enceinte d’une communauté religieuse, c’est un progrès remarquable. J’ai vu auparavant des prêtres informer de ce concert à la fin de leur messe ! Il y a quelques années, on ne pouvait pas oser ce genre de chose sous peine d’être excommunié.


Le poids du jugement moral de la société qui pèse tant sur les porteurs de cette maladie s’allège-t-il ?
Oui. Aujourd’hui, les malades peuvent relever la tête et se dire : nous vivons avec le VIH, mais nous pouvons braver les discriminations, la stigmatisation et faire reculer le jugement moral. Nous pouvons prendre des initiatives pour être considérés simplement comme des malades et faire reculer la maladie.


Vous semble-t-il réaliste de parvenir un jour à de nouvelles générations sans Sida ou s’agit-il d’un rêve ?
Je crois qu’il faut rêver de cet avenir là et qu’il faut y travailler de façon réaliste. Le monde a bien réussi à enrayer des épidémies comme la peste ! On a pu éradiquer d’autres épidémies. Alors pourquoi ne pourrait-on pas éradiquer le VIH ? Il faut y travailler. Je me dis que mon propre engagement n’aurait pas de sens si je n’avais pas cela pour objectif. Parfois, je blague en réunion avec mon équipe. Je dis : « Il faut prier Dieu pour que cette maison devienne autre chose. Il y a beaucoup d’autres choses que l’on pourrait faire qu’un centre d’hébergement pour les malades du Sida. Il faudrait qu’on en fasse une école ! Un orphelinat ! » Et j’espère vraiment que cela arrivera d’ici les dix premières années. Les rapports d’ONUSIDA sont encourageants à ce titre. En RDC, les tendances sont en train de s’inverser. On est passé de plus de 4% de taux de prévalence nationale en 2008 à 3,25% en 2013 et même certaines études sont encore plus optimistes. Dans nos propres centres on constate ce recul de la prévalence. Il y a vraiment une amélioration, alors je suis confiant.

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